Le 12 juillet 1998, une vingtaine d’hommes fêtent la première victoire de l’Équipe de France en Coupe du monde sur la pelouse du Stade de France, à Saint-Denis. Ils sont nés à Bayonne, au Ghana, dans la cité de la Castellane ou dans les Antilles mais ces 22 jeunes – épaulés et encadrés par Aimé Jacquet, garant du monde agricole du Forez – représentent le pays et le rendent fier. Au même moment, 1,5 million de Français euphoriques se ruent sur les Champs-Élysées pour la plus grande manifestation depuis la Libération. En plus de vingt ans, comment a évolué la relation entre les Bleus et la société française autour du mythe black-blanc-beur ? 

2022, année de présidentielle mais également de Coupe du monde. Les 23 joueurs sélectionnés par Didier Deschamps auront la lourde tâche de représenter au mieux la France. Comment ? En jouant au football, en gagnant le plus souvent possible, mais aussi en se comportant convenablement, en chantant La Marseillaise et en brandissant le drapeau tricolore après les matchs. C’est en tout cas comme cela que l’imagine une partie de la population et pas forcément la plus amateure de ballon rond. Si les symboles du pays doivent être honorés par les joueurs, c’est parce que le football, et par essence la sélection nationale, sont devenus des objets politiques. François Da Rocha Carneiro, auteur du livre Les Bleus et la Coupe : de Kopa à Mbappé, revient sur les débuts de ce lien étroit entre les deux parties : « Le football n’a pas toujours un impact considérable sur la société du pays mais est souvent une belle vitrine dont s’emparent les politiques. On peut retourner à la fin des années 1930 pour voir une première instrumentalisation de football par la politique et notamment l’extrême droite qui se penche sur la question de l’Équipe de France. La sélection est alors une idée de démocratie à la française au moment où l’Europe tombe dans le totalitarisme ». 

L’équipe qui atteint les quarts de la Coupe du Monde 1938 est déjà cosmopolite avec Raoul Diagne, premier joueur noir à être sélectionné dans une équipe européenne, ou Abledkader Ben Bouali, né en Algérie, et Auguste Jordan, Autrichien naturalisé Français. Un peu plus tard, Larbi Ben Barek, Marocain de naissance, sera également un joueur marquant de l’Équipe de France. « Autour de la figure de ces joueurs, la presse d’extrême droite, notamment L’Action française, monte en épingle l’idée d’une équipe de mercenaires », précise l’historien. On ne retrouve ces arguments qu’en 1996 avec Jean-Marie Le Pen critiquant les Bleus de ne pas chanter l’hymne national pendant l’Euro : « Contrairement aux autres nations, ils ne chantent pas tout simplement parce qu’ils ne la savent pas, étant pour la plupart des étrangers naturalisés français aux seules fins de faire partie de la sélection ». Pour François Da Rocha Carneiro, avec le recul, le constat est clair : « Les propos de Jean-Marie Le Pen marquent un point de non-retour dans l’histoire du pays et du rapport entre la société et le football ».

POINT DE DÉPART EN 1998

Autour du défenseur ghanéen Marcel Desailly, du milieu basque Didier Deschamps ou du meneur d’origine kabyle Zinédine Zidane, l’Équipe de France ne chante pas La Marseillaise à gorge déployée, ne fait parfois même pas mine de bouger les lèvres, mais gagne. Deux ans plus tard, ces trois-là sont accompagnés par le Franco-Arménien Youri Djorkaeff, le Sénégalais Patrick Vieira ou le Franco-Argentin David Trezeguet pour toucher du doigt leur première étoile. Ils ne chantent pas davantage mais qu’importe, l’essentiel sportif est acquis. Jacques Chirac, le président de la République lui-même, déclarait le 14 juillet 1998 : « Peut-être que la France a été le pays qui a le mieux ressenti, compris, la nécessité de l’intégration. Aujourd’hui, c’est vrai, cette équipe à la fois tricolore et multicolore donne une belle image de la France dans ce qu’elle a d’humaniste, de fort et de rassembleur ». Les opposants du Front national s’unissent derrière ce collectif et popularisent une expression créée à la fin des années 1980 : black-blanc-beur. « On espère alors que la victoire de 1998 va apparaître comme la conclusion de la haine d’extrême droite à l’encontre des joueurs issus de l’immigration et comme le point de départ d’une nouvelle utilisation politique du football », se remémore François Da Rocha Carneiro.

(Source : Jean Bibard/FEP)

Le pays y a cru. Il n’y a mythe que si la croyance en celui-ci est au moins aussi forte. Même Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur assez dur sous le gouvernement Balladur, a cru en cette intégration républicaine et a suggéré de « régulariser tous les sans-papiers ». Pour Yacine Hamened, auteur de plusieurs ouvrages sur la formation française et ses dérives dont Pourquoi le football français va dans le mur, en 2015, et Les hors-jeu du football français, en 2021, le mal est plus profond : « Le terme est réapparu en tant que symbole d’un pays qui allait bien. On s’est dit : “Finalement on sait vivre ensemble, les communautés sont intégrées, tout va bien”. On s’en est servi pour nous expliquer que la multiplicité de la France faisait sa richesse et menait au titre de champion du monde. En vérité, c’est faux. Tout ne va pas bien en France à cette époque ». Il faut également rappeler que le mondial 98 s’inscrit dans une période de cohabitation entre le président de la République de droite, Jacques Chirac, et le Premier ministre de gauche, Lionel Jospin. Aucun des deux n’est fan de football, mais le chef de l’État est plus habile quand il s’agit de récupérer le cuir. C’est ce qu’explique François Da Rocha Carneiro : « Jacques Chirac ne connaît rien au football mais il a très bien su l’utiliser pour redorer son blason ». Alors au plus bas dans les sondages et mis à mal par le contexte entre l’Élysée et Matignon, il remonte la pente grâce à la victoire du 12 juillet. Cette équipe « multicolore » unit le pays dans une période de division.

Pourtant, le mythe d’un Hexagone black-blanc-beur n’a pas survécu aussi longtemps que les succès footballistiques de la génération Zidane. Le spécialiste de l’histoire de l’Équipe de France estime que « cette idée selon laquelle l’intégration française marchait réellement n’a duré qu’un été ». Un amour estival vite rattrapé par la routine d’une population confrontée à la réalité de la société. La victoire en coupe du monde dope tout de même l’économie française, quelques mois seulement. Pourtant, sur le plan sportif, la lignée est restée relativement similaire. En vingt-quatre ans, les joueurs de l’Équipe de France ont remporté une Coupe du monde et un Championnat d’Europe supplémentaires. Ils viennent toujours de milieux différents, ont parfois tourné le dos à certaines valeurs républicaines mais continuent de représenter le pays à l’international et d’être instrumentalisés par les différents partis de l’échiquier politique. La sélection nationale conserve son rôle de miroir déformant d’une France intégratrice mais ne peut porter trop de responsabilités quand l’enjeu – parfois extra-sportif – prend le pas sur le jeu. 

2001 : LE MYTHE S’EFFONDRE

« Les funérailles ont lieu en 2001. Les attentats du 11 septembre d’abord, suivis de l’explosion AZF et la nouvelle peur de l’attaque terroriste en France. Enfin, le match entre la France et l’Algérie qui est un rendez-vous manqué dans les relations internationales entre les deux pays et donc avec la communauté algérienne sur le territoire français », introduit parfaitement François Da Rocha Carneiro. Associer football et destin national serait malvenu lorsque le doute et la crainte s’emparent d’une partie de la population. Le Front national continue de gagner en popularité autour de la question de la religion musulmane. Minoritaire certes, mais grandissante et surtout inquiétante pour certains. « “Péril islamiste” ou “menace terroriste”, “dérives communautaristes” ou “menaces sur la République” », pouvait-on justement lire dans l’ouvrage L’Islam imaginaire, La construction médiatique de l’islamophobie en France de Thomas Deltombe.

Les discriminations réelles mêlées, parfois, à un sentiment de discrimination pousse une partie de la communauté « beur » à souvent s’identifier davantage à son identité d’origine plutôt qu’à son identité française. Moins d’un mois après les attaques commanditées par Al-Qaïda, le match de la réconciliation France-Algérie du 6 octobre 2001 tourne au chaos. Avant le match, aux abords du Stade de France, les drapeaux algériens semblent plus nombreux que les bannières françaises. L’impression est confirmée à l’intérieur de l’enceinte et prend des proportions inimaginables lorsque les champions du monde et d’Europe en titre sont sifflés, même Zinédine Zidane d’origine algérienne, et La Marseillaise conspuée. La « rencontre à l’extérieur », selon le gamin des Ulis Thierry Henry, se termine à un quart d’heure du terme. Après quatre buts français, évidemment moins célébrés que celui de Djamel Belmadi pour les Fennecs, la pelouse est envahie. Une jeune fille d’abord. On apprendra plus tard qu’il s’agissait de Sofia Benlemmane, joueuse de l’équipe nationale algérienne. Drapée de l’étendard vert et blanc, elle est suivie par un, deux, des dizaines puis des centaines de supporters algériens aussi jeunes qu’hilares. 

Lilian Thuram est le seul joueur français à rester sur le rectangle vert. Le Guadeloupéen, figure de l’antiracisme, en profite et attrape Mamadou Ndiaye, 17 ans, pour en comprendre davantage sur les motivations de ce dernier.  « Je lui ai pris le bras et je lui ai dit : « Est-ce que tu te rends compte de ce que tu fais ? » Il m’a regardé et il m’a dit simplement : « Désolé. » Tu réalises le tort que tu es en train de faire à des milliers de gens ? », raconte le défenseur de la Juventus deux jours plus tard dans les colonnes de L’Équipe. Pas encore majeur, Mamadou Ndiaye est issu de la troisième génération d’immigrés maghrébins. Celle qui ne se sent pas française. Dans les jours précédant la rencontre fatidique, des centaines de drapeaux palestiniens avaient été vendus en banlieue parisienne tandis que le Premier ministre, Lionel Jospin, et la ministre de la Jeunesse et des Sports, Marie-George Buffet, avaient été mis au courant de possibles débordements. Si, trois ans auparavant, la foule scandait « Zizou président » à chaque apparition du meneur de jeu, le divorce avec la partie « beur » du pays semble, en 2001, totalement consommé.

Le mythe black-blanc-beur se voulait glorifiant, il n’a finalement pas survécu à l’épreuve des faits. Pour François Da Rocha Carneiro, la question est plus profonde : « L’évolution de la relation entre la politique et le football doit être vue sous un autre angle : comment a évolué le regard que porte la France sur ses vagues migratoires et sur ses fonctions intégratrices ? ». Une semaine après le match, un sondage IPSOS annonce la couleur : « 56 % des Français jugent les incidents graves, car ils témoignent des difficultés d’intégration d’une partie de la population française d’origine musulmane ». Du côté de l’extrême droite, on ne se prive pas de remettre en cause l’immigration en pointant du doigt les banlieues. Lionel Jospin, à l’initiative du match de la réconciliation, prend un coup sur la scène politique, laissant ainsi la place au leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, au second tour de la présidentielle de 2002. « Le 6 octobre 2001 et le 21 avril 2002 sont des dates liées », indique l’historien de l’Équipe de France. Le match a ouvert une porte, l’extrême droite s’y est engouffrée.

ÉQUIPE MULTIETHNIQUE, SOCIÉTÉ DIVISÉE

Le football français dans son ensemble a, ensuite, entrepris un virage identitaire qui suit les traces de la société hexagonale. L’évolution du regard que porte la France sur ses vagues migratoires est marquée par les émeutes des banlieues de 2005. Les événements débutent en octobre après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés en voulant échapper à un contrôle de police. Dans le même temps, l’Équipe de France continue d’apparaître comme la vitrine de ces milieux populaires. Alain Finkielkraut se permet l’une de ses nombreuses phrases chocs en mêlant de nouveau football et politique : « Les gens disent que l’équipe nationale française est admirée par tous parce qu’elle est « black-blanc-beur ». En réalité, l’équipe nationale est aujourd’hui « black-black-black », ce qui en fait la risée de toute l’Europe ». Pourtant, la crise des banlieues françaises et la peur du terrorisme sont préalables à la Coupe du monde 1998, mais le tube de l’été les a relégués au second plan pour les ressortir plus violemment ensuite. « L’extrême droite se baigne allègrement dans un bain où se mêlent musulmans, terroristes, banlieusards, oisifs, chômeurs, etc. », explique François Da Rocha Carneiro.

Si le Front national n’a pas atteint l’Elysée, son spectre continue de planer sur la société française. De la même façon, la droite traditionnelle se veut parfois de plus en dure. En témoigne la mise en place, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire sous les ordres de Brice Hortefeux. Ce dernier s’était alors promis d’éloigner du territoire français 25 000 étrangers qui y séjournaient illégalement en 2007. L’objectif n’est pas rempli, le ministère est supprimé trois ans plus tard mais le mal est fait : les quelques révoltes de migrants sont réprimées et la société continue de se diviser. Du côté du rectangle vert, l’ambiance n’est pas au beau fixe non plus. Depuis le coup de boule de Zinédine Zidane, en finale du mondial 2006, les représentants de la victoire black-blanc-beur se font de moins en moins nombreux et laisse place à la jeune génération. Celle qui est au cœur des fantasmes xénophobes de la partie la plus à droite de l’échiquier, celle qui inquiète à propos d’un affaiblissement du sentiment patriotique, celle qui ne gagne plus.

(Source : lejdd.fr)

L’Équipe de France de 1998 baptisée du triptyque désormais connu ne révèle finalement pas que Zidane est le seul descendant d’immigrés maghrébins de l’effectif. Si les joueurs « blacks » et « blancs » sont souvent représentés au sein de la sélection nationale de l’après-guerre, les « beurs », eux, n’ont pas toujours eu leur part du gâteau du fait d’une immigration plus tardive. Dans les années 2000, ils vont être plus nombreux à porter la tunique ornée du coq. Les meilleurs seulement puisque les autres, avantagés par la nouvelle règle de la FIFA en 2009, peuvent choisir leur pays d’origine malgré des sélections en équipe espoir. Maxime Masson, auteur de 1987, Génération sacrifiée ?, se rappelle d’ailleurs des joueurs champions d’Europe 2004 avec les U17 bleus ayant ensuite porté les couleurs d’un autre pays : « Kévin Constant a choisi de représenter la Guinée, Serge Akakpo le Togo, Karim El-Mourabet le Maroc et Franck Sango’o le Cameroun… Cela s’est fait par opportunité ou par réelle conviction ». 

Cette question sur les dérives sportives de la bi-nationalité a pour figure emblématique Karim Benzema. La présidente du parti renommé depuis Rassemblement national, Marine Le Pen, ou d’autres politiciens d’extrême droite se servent souvent d’une ancienne déclaration de l’attaquant du Real Madrid pour remettre en cause son attachement à la France. En 2006, sur les antennes de RMC, il déclare : « Moi je dis l’Algérie, voilà… C’est le pays de mes parents, c’est dans le cœur. Mais bon après sportivement, c’est vrai que je jouerai en équipe de France. Je serai là toujours présent pour l’équipe de France ». Évidemment, pas besoin de préciser qu’ils ne relèvent pas ou peu une autre phrase du principal intéressé sur la même radio : « C’est un rêve pour moi de jouer pour l’équipe de France ». Maxime Masson explique : « Les déclarations ont souvent été détournées et réutilisées mais la sémantique est très importante dans une société où tout se transforme au gré de ce qu’on veut diffuser. Le grand public oublie également qu’après la victoire en barrage contre l’Ukraine, il fait le tour du stade avec le drapeau bleu blanc rouge et il est comme un gosse. Benzema ou Nasri n’ont jamais craché sur la France, on peut retrouver des images d’archives où ils portent le maillot bleu. Ils ne se sont jamais vu jouer pour la sélection algérienne, c’est certain ».

GRÈVE DE « CAÏDS »

L’avant-centre formé à l’Olympique lyonnais a souvent été au cœur des débats. A propos de son amour pour son pays natal d’abord, puis avec son silence au moment où résonne La Marseillaise avant chaque coup d’envoi. Il n’est pas le seul à ne pas la chanter à l’époque, ses copains de la Génération 87 non plus. Hatem Ben Arfa ou Samir Nasri, respectivement d’origine tunisienne et algérienne, ne bougent pas non plus les lèvres. Cela fait grimacer certains devant leur poste de télévision et notamment Jean-Claude Guibal, député UMP, qui a, en 2008, déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour « contraindre les sportifs à chanter l’hymne national, sous peine d’exclusion de la sélection ». Proposition rejetée. En pleine crise économique, l’hémicycle discutait football, symbole de l’importance que revêtait désormais la question identitaire. Pour tenter d’éteindre le feu, quelques anciens internationaux rappelaient, qu’en leur temps, l’hymne n’était pas non plus honoré. Le dernier en date reste Michel Platini sur LCI avant l’Euro 2021 : « Dans notre génération, on ne chantait jamais La Marseillaise. Ça a commencé à chanter dans les années 1990 je pense, à cause des rugbymen qui la chantaient. Donc on se demandait pourquoi les Français ne la chantaient pas. Après, on a commencé à regarder les joueurs qui ne la chantaient pas en fonction de leur couleur. Et parce qu’il y en avait un qui était un peu plus coloré, on disait : “Tiens, il ne chante pas. Il ne doit pas aimer la France”. C’est faux. Nous, on ne chantait pas en équipe de France, pourtant on était tous blancs ». Si les rebelles Nicolas Anelka et Eric Cantona n’entonnaient pas l’hymne, d’autres joueurs plus lisses comme Zinédine Zidane, Laurent Blanc ou Christian Karembeu ne chantaient pas non plus sans que la société ne s’en émeuve pour autant. Pour Maxime Masson justement, ces critiques sont corrélées avec un autre fait sociétal : « Le reproche à propos d’un éventuel irrespect au symbole républicain de l’hymne intervient dans un contexte de dédiabolisation du Front national. C’est le cas depuis une vingtaine d’années et ça prend désormais une place encore plus grande ».

Benzema, Ben Arfa et Nasri continuent de traîner les amalgames comme des boulets. L’auteur de l’ouvrage 1987, Génération sacrifiée ? confie : « La Génération 87 a fait l’objet de plein de déformations à travers les âges. Il y a aussi des raisons politiques au fait qu’on retienne plus leurs frasques que leurs dribbles ou leurs buts. La montée des extrêmes, leur liberté de parole, leur poids dans la société. Ils font partie des joueurs qui ont pris ça de plein fouet ». A tel point que l’imaginaire collectif se persuade depuis douze ans que les trois bad boys du football français étaient en tête de la fronde lors de la Coupe du monde 2010. Pas de chance, aucun d’eux n’était dans le bus. Cette grève marque, à l’instar de France-Algérie neuf ans plus tôt, un point de rupture dans la relation politico-sportive nationale. 

(Source : eurosport.fr)

Avant même de s’envoler vers l’Afrique du Sud pour disputer le mondial, la réputation des Bleus est bien loin de celle de leurs aînés. Notamment entachée par une affaire de mœurs dans laquelle Karim Benzema et Franck Ribéry auraient eu des relations sexuelles avec Zahia Dehar, une escort-girl mineure au moment des faits. Les deux joueurs seront finalement relaxés en 2014 mais ce n’est évidemment pas une entame de compétition idéale. Très vite, celle-ci tourne au cauchemar. A la mi-temps du deuxième match de poule, déjà décisif, face au Mexique, une rixe aurait eu lieu entre Nicolas Anelka et Raymond Domenech tandis que le joueur de Chelsea est remplacé avant même l’entame de la seconde période. Le samedi 19 juin, surlendemain de la rencontre, les kiosques à journaux boostent leurs ventes grâce à la Une du journal L’Equipe où l’on voit les deux hommes ainsi que la phrase choc : « Va te faire enculer sale fils de pute ! » Branle–bas de combat immédiat de l’autre côté du globe, Nicolas Anelka est exclu du groupe France. « Ce n’est pas anodin que les journalistes aient choisi une telle phrase. Ce langage fait échos à celui que l’on attribue au milieu populaire dont vient une partie de l’Équipe de France de 2010 », éclaire François Da Rocha Carneiro. Surtout que l’on apprendra, huit ans plus tard, que le sélectionneur n’a jamais entendu ces insultes. Dans un documentaire Canal +, Raymond Domenech explique sa version de la scène : « Dans un vestiaire, on a des explications. Mais il n’a pas dit ce qui a été écrit dans les journaux, c’est une certitude. À la mi-temps, je lui dis : « Nico, ce que je veux, c’est que tu ailles dans la profondeur. On est dix sur le banc, on a tous vu que tu n’y allais pas. » « Oui, mais c’est toujours moi. » « Oui, c’est bien toi qui joues là. » Là, il a ses chaussures à la main. En se tournant et en jetant ses chaussures, il dit : « Tu n’as qu’à la faire, ton équipe de merde. » Je lui ai dit : « Tu as raison, tu sors. » Je dis à Gignac de s’échauffer ». Une version que n’a pas démentie le joueur, qui ira devant la justice pour attaquer le quotidien sportif.

Le lendemain de son exclusion, le reste de l’équipe refuse de s’entraîner. En restant dans le bus puis en adressant un courrier que Raymond Domenech lit devant un parterre de journalistes médusés, ils annoncent soutenir leur coéquipier. François Da Rocha Carneiro tente un parallèle : « Il faut comprendre Knysna comme un mouvement social de défense par des employés d’un de leur collègue injustement licencié. C’est choquant parce qu’ils sont millionnaires venant de banlieues avec une pigmentation de peau particulière. Pourtant, s’ils étaient millionnaires nés millionnaires, cela choquerait beaucoup moins ». Le mal est pourtant fait, les joueurs de l’Équipe de France deviennent la risée du monde politique français. Roselyne Bachelot, ministre de la Santé et des Sports en juin 2010, déclare à l’Assemblée nationale : « Je ne peux que constater comme vous le désastre avec une équipe de France où des caïds immatures commandent à des gamins apeurés. Un coach désemparé et sans autorité. Une fédération française de football aux abois. C’est la raison pour laquelle le gouvernement a décidé de prendre toutes ses responsabilités ». Maxime Masson, lui, revient sur cette déclaration et sur ses répercussions : « Les joueurs de la Génération 87 ont pâti de Knysna alors qu’ils n’y étaient pas. Cela, par un jeu d’amalgames comme les propos de Roselyne Bachelot. Quand tu dis caïds immatures, une part de la population assimile ces termes à une certaine partie de la jeunesse française dont font partie Benzema, Ben Arfa ou Nasri alors que c’était plutôt Ribéry, Evra ou Anelka qui étaient visés ». 

HAINE ORDINAIRE

La grève de 2010 marquerait un nouveau point de rupture entre la société et sa sélection nationale. Plus question de revivre une telle honte donc la Fédération française de football établit une charte de bonne conduite placardée dans la chambre des joueurs comme à de vulgaires enfants sous le coup d’une punition. Laurent Blanc, successeur de Raymond Domenech, entend également lancer un grand ménage au sein du groupe. Ainsi, lors du premier rassemblement sous ses ordres, aucun frondeur du mondial n’apparaît sur la liste pour laisser place à la nouvelle génération, celle portée par les champions d’Europe U17 de 2004. Dans l’optique de faire bonne figure lors de l’Euro 2012, Samir Nasri, Hatem Ben Arfa et Karim Benzema avancent comme des futurs cadres des Bleus mais déchantent rapidement. « Le manque de résultats purs de l’Équipe de France et la haine post-Knysna prouvent que le contexte pour s’imposer jeune en sélection n’est pas tellement propice, atteste Maxime Masson qui veut tout de même tempérer directement. Tout n’est pas tout blanc pour autant. Benzema a souffert de l’affaire Zahia dans laquelle il était impliqué. Après l’Euro 2012 Nasri, Ben Arfa et Ménez ont été envoyés devant une commission de discipline pour des problèmes comportementaux. Tout n’est pas un complot politico-médiatique ». 

Le contexte sportif n’est pas au mieux dans une période où les footballeurs français doivent désormais être exemplaires. Le contexte sociétal non plus, puisque les trois intervenants s’accordent lorsqu’ils évoquent l’omniprésence du discours de l’extrême droite et l’abdication de la population d’y répondre. Yacine Hamened voit de l’intérieur que les confessions religieuses sont devenues sources d’inquiétude dans le pays : « En France, le ramadan c’est un problème, comme la nourriture halal ou la prière. Au Bayern Munich ou au Real Madrid, les buffets proposent de la viande halal sans que ça ne dérange personne. Ici, tout est devenu sujet à débat. Certains entraîneurs tolèrent, d’autres pas. Alain Perrin, par exemple, ne supportait pas que les joueurs de Troyes fassent le ramadan car cela aurait influé sur leurs performances ». Dernièrement, dans l’émission « A l’air libre », le journaliste de Mediapart Ilyes Ramdani évoquait le terme de « haine ordinaire » pour qualifier l’actuelle campagne présidentielle. Le sport n’y fait pas exception.

Mediapart justement. En avril 2011, le conseiller de la FFF Mohamed Belkacemi révèle au média une volonté de la part de la Fédération d’instaurer des quotas durant le processus de formation. Quelques mois plus tôt,  François Blaquart, directeur technique national, se dit « tout à fait favorable » au projet de « limiter » le nombre de joueurs d’origine étrangère formés en France qui choisissent finalement une autre sélection. Laurent Blanc et d’autres haut-placés du ballon rond tricolore valident le projet, qui ne verra finalement pas le jour à la suite de la révélation. Le spécialiste de la formation, Yacine Hamened, explique le raisonnement : « Il y a sûrement des joueurs noirs plus rapides ou des arabes plus techniques. Le problème, c’est que la formation française en a fait une vérité absolue. Consciemment ou inconsciemment, c’est rentré dans les moeurs, si on demande à un recruteur un joueur physique, il va choisir un jeune noir en priorité. Il y a des joueurs qui passent au travers seulement à cause de leur origine ethnique. Cela a évidemment un impact sur le football professionnel puisque la démarche de départ est mauvaise et remplie de clichés. Finalement, prendre un défenseur central noir et un meneur de jeu arabe deviennent des choix par défaut ». 

(Source : europe1.fr)

Pour lui, le football français est gangrené par ce racisme ambiant qui cache finalement sa dangerosité : « C’est du racisme inversé. Le jeune arabe qui veut jouer milieu de terrain profite du fait que son éducateur le place instinctivement ici. Les clichés sont racistes, mais on les tolère car ça peut s’avérer positif si le petit fait carrière. Ce n’est pas comme si on disait à un noir : “Je ne te prends pas car je veux des joueurs techniques”. Ça c’est du racisme qui ne passe pas ». Sept ans après l’affaire des quotas de la FFF, c’est le Paris Saint-Germain qui est mis en cause pour un nouveau rapport accablant parlant de fichage ethnique. Des recruteurs du club parisien seraient, selon des accusations des Football Leaks, accusés de ficher les joueurs du centre de formation métissé. « Le PSG a juste fait l’erreur de le mettre noir sur blanc, continue Yacine Hamened. En réalité, la réflexion est présente dans énormément de clubs. »

DEPUIS 2018, RETOUR DU MYTHE ?

Quelques mois après la révélation de ce fichage ethnique, l’Équipe de France remporte la deuxième coupe du monde de son histoire. Exit les « caïds immatures » et les bad boys de la Génération 87 pour faire place à un groupe bien sous tout rapport. Le trio Thuram-Deschamps-Zidane devient Pogba-Griezmann-Fekir et le mythe black-blanc-beur ressurgit. Le terme ne ressort évidemment pas autant que vingt-ans plus tôt mais la France se remet à rêver d’une vitrine sportive multiethnique. Le sacre permet la récupération politique certes mais également cet infime espoir. Le double discours entre la victoire et la défaite est souvent saisissant, si bien que certaines affaires comme l’inculpation pour sept viols de Benjamin Mendy semblent moins médiatisées qu’une altercation à la mi-temps d’un match.

Maxime Masson s’accorde sur ce point en revenant sur l’exemple de la période de 1 222 minutes sans marquer pour Karim Benzema : « On a reproché de nombreuses choses à Benzema pendant sa disette. Si les résultats avaient été meilleurs, tous les amalgames aux connotations racistes auraient eu beaucoup moins de résonance. Certains politiques n’avaient aucun intérêt à protéger la Génération 87 comme on a protégé d’anciens joueurs à partir du moment où ils ne font pas gagner l’Équipe de France. S’ils gagnent l’Euro 2012, les aurait-on convoqué en commission de discipline pour quelques insultes ? La victoire efface tout ». 

Malgré la victoire mondiale du groupe de Didier Deschamps, le football français reste en proie à certaines dérives communautaires et racistes. Pour Yacine Hamened, certains tentent encore de classer les joueurs par rapport à leurs origines : « Ça a toujours existé mais je remarque que ça a pris une véritable ampleur. Il y a certains clubs professionnels, que je ne peux pas citer, qui tentent au maximum de limiter le nombre de joueurs musulmans. Aujourd’hui, ce genre de discours ne semble même plus stigmatisant ». Le mythe n’est finalement pas revenu avec autant d’insistance qu’en 2018 parce que la société est désormais plutôt au courant d’une certaine division en son sein. François Da Rocha Carneiro revient sur le retour de Karim Benzema après son éviction de la sélection depuis 2015 et l’affaire du chantage à la sextape. Lorsque ce dernier a été sélectionné pour disputer l’Euro 2021, les nombreuses déclarations erronées sont revenues en haut de l’affiche. L’historien explique : « Il y a toujours ce soupçon qui pèse autour de l’Équipe de France et qui est nourri par l’extrême droite. D’ailleurs, heureusement qu’on doit attendre l’automne pour avoir une compétition de football sinon un certain candidat à la présidentielle aurait pu s’en saisir ».

Si la sécurité et l’immigration sont des termes à la mode pour séduire une partie de l’électorat français, le football n’échappe pas aux réalités sociétales. Le mythe black-blanc-beur est définitivement cassé au niveau du ballon rond, il semble également rompu au niveau de la population. De « Zizou président » aux différentes déclarations politiques aux relents racistes, voici l’histoire contrariée de l’Équipe de France politisée.  

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