Retraité des terrains de football suisses depuis février 2020, à tout juste 29 ans, Jérémy Manière n’a pas attendu cette fin de carrière anticipée pour préparer son avenir. Aujourd’hui directeur administratif de la Première Ligue (troisième échelon national), il a fréquenté l’Université de Neuchâtel alors même qu’il jouait en Challenge League, à Bienne. Titulaire d’un bachelor à Neuchâtel en Sciences du sport et Sciences de la communication, il encourage chaque joueur à préparer son avenir assez tôt « à part si évidemment vous jouez la Ligue des champions ».


Commençons par le début. Tu te blesses gravement en 2018, avec le Lausanne-Sport… Quelles sont les conséquences immédiates physiques et psychologiques d’une telle blessure ?

Disons que je ne vais pas dire que je m’attendais à me blesser, mais ça fait un petit moment que je traîne certaines douleurs au genou droit, et je sais que notamment le ménisque et le cartilage sont un petit peu touchés. Ça fait six mois que je fais un traitement à base de PRP (Plasma Riche en Plaquettes, injecté afin d’accélérer la récupération après une blessure notamment), qui me permet de jouer le premier tour tour en Super League de la saison 2017-2018. Ça va, mais ce ne sont pas des solutions viables sur le long terme. Au début, les médecins du clubs me recommandent, pendant la préparation hivernale, de faire un travail de musculation autour du genou, pour qu’il soit plus stable. En camp d’entraînement, je passe 8 jours dans la salle de musculation, je ne mets quasiment pas un pied sur le terrain.

Lors du match contre Bâle, c’est la première fois que je ne me sens pas bien physiquement. Je ne suis d’ailleurs pas bon, parce que j’ai très mal. Là, je me dis qu’il faut que j’arrête. Je joue avec ma santé, avec mes performances. Finalement, la décision est prise après ce match-là, je dois soigner ce problème au genou. Après des examens approfondis, je me résous à l’opération, et à la transplantation de cartilage, à partir d’un donneur.

D’abord, c’est un petit choc, mais si ça peut me permettre de rejouer, il faut s’y résoudre. À ce moment-là, j’ai 26 ans, j’ai pas mal d’années encore devant moi. Le problème, c’est que c’est une opération complexe, qui requiert une greffe, qui ne se trouve pas d’un claquement de doigts. Dans un premier temps, je suis l’équipe, je suis à part, je suis en musculation pour ma cuisse, j’attends quatre mois avant de me faire opérer. La décision avait été prise en janvier 2018, je suis opéré en avril. Petit choc psychologique, je me prépare à l’opération. Je suis prêt à faire une grosse rééducation, j’adore bosser, je me projette déjà sur mon travail de rééducation. Psychologiquement, ce qui est difficile aussi, c’est que je me blesse au moment de ma carrière où je joue le meilleur football que j’ai jamais joué. Je suis titulaire indiscutable dans l’équipe, parmi les deux ou trois capitaines de l’équipe, j’ai des perspectives dans d’autres clubs de Super League… Et puis l’équipe… on est 4e ou 5e à Noël, elle perd des places au classement, on joue contre la relégation, je suis blessé, puis en rééducation, et finalement le LS est relégué en fin de saison 2017/18. Un double coup de massue. Mon avenir est incertain, et mon club, mon club de cœur (il est fan du LS depuis tout petit) descend alors que je suis impuissant sur la touche, avec les béquilles.

Pendant ce laps de temps entre 2018, la blessure, et 2019, ton retour au football, réfléchis-tu déjà à une reconversion ? Ou penses-tu que ton avenir s’écrit toujours sur les terrains ?

La reconversion, je l’ai planifiée depuis très longtemps. Quand je joue à Bienne, en Challenge League, je reprends des études universitaires à côté. Je fais un Bachelor à Neuchâtel en Sciences du sport et Sciences de la communication. En Challenge League tu as un match par semaine, tu ne joues pas l’Europe. J’ai le temps d’aller à l’Université, j’ai aussi envie de faire quelque chose à côté. Ça fait 5 ans que je suis pro, il me manque quelque chose dans ma vie. J’ai envie de travailler un peu le cerveau, pour être un peu plus épanoui en tant qu’être humain. Quand on est footballeur, on pense toujours « il faut préparer la suite, une blessure c’est vite arrivé », mais je me disais cela comme ça, sans penser que ça m’arriverait à moi. Au final, ça m’arrive plus tôt que prévu, et heureusement que j’ai des diplômes.

Lorsque tu joues à Bienne, entre 2012 et 2014, tu es encore très jeune. Tu penses donc à une reconversion très tôt ?

Oui, je l’ai préparée tôt, à 22, 23 ans. Je reprends mes études, ça me fait un bien fou. J’ai des journées plus remplies, mais ça ne m’empêche pas de progresser au foot. Je signe même au LS ensuite, début 2016. Puis on monte en Super League. Même lorsqu’on joue à Bâle ou YB le week-end, parfois le lundi je vais à l’Université. Ça me fait du bien de voir d’autres personnes, de sortir un petit peu du contexte foot, de la bulle foot. Je ne peux que le recommander à tous les joueurs de préparer la suite assez tôt, à part si évidemment vous jouez la Ligue des champions, que vous êtes international, que vous n’avez que très peu de temps off. Mais moi, même en tant que joueur de Super League, en ne jouant pas l’Europe, j’arrivais à concilier les deux. Faut parfois faire des sacrifices, notamment dans les vacances. Si on a deux ou trois semaines de vacances, il y en aura peut-être une dédiée aux examens !

(Source : safp.ch)

Tu annonces la fin de ta carrière fin février, début mars 2020…

(il coupe.) Juste avant la reprise du championnat de Challenge League, juste avant le Covid.

Quels sont les éléments clés qui t’ont poussés à mettre un terme à ta carrière ?

Disons qu’entre-temps, au LS, il se passe pas mal de choses. Malgré des promesses de prolongation du directeur sportif de l’époque, l’extension de contrat ne vient pas. Le deuxième tour, ils m’enlèvent la licence, je suis contraint de jouer avec la réserve. Ça fait beaucoup d’éléments difficiles psychologiquement. Finalement, je signe avec l’autre club de la ville, le SLO, qui vient de monter en Challenge League. Le but, à ce moment-là, c’est de reculer pour mieux sauter. J’ai encore des ambitions de jouer en Super League, j’ai 27 ans, le but c’est de faire une saison pour montrer que mon genou va bien et que je n’ai pas perdu mes qualités. Franchement ça se passe super bien au début, j’ai un super coach, Andrea Binotto, qui me donne une énorme confiance, beaucoup de responsabilités, ça me fait un bien fou. Je ne me sentais plus du tout accompagné ni désiré au LS, alors qu’au SLO c’est tout l’inverse. C’est gratifiant, je me sens apprécié pour mes qualités, pour mes défauts aussi, et ça se passe bien. Je joue, mon genou tient bien. Niveau performances ça se passe très bien aussi.

Avec un genou usé, il y a des perspectives de rechute, ce qui m’arrive en janvier 2020, en pleine préparation. Une partie de la greffe casse, mais ce n’est pas un gros coup dur pour moi. Le chirurgien qui m’avait opéré à l’époque m’avait prévenu, en me disant qu’avec l’opération que j’allais avoir, j’aurais 50% de chances de rejouer au foot, et donc qu’il fallait penser à la suite. Moi, je me suis accroché à ces 50% de chances de rejouer au foot ! Je l’ai fait, mais ça m’est resté dans un coin de la tête, en me disant que la grosse douleur psychologique était déjà passée. Je m’attendais à ce que cela puisse se passer comme ça. Ce n’est pas un énorme coup dur sur le moment. Je vais voir le chirurgien, pour faire les contrôles nécessaires, et lui me dit qu’une grosse opération a déjà été faite, qu’on a déjà réalisé une greffe, que celle-ci s’est en partie cassée, qu’il faudrait peut-être penser à la suite parce que je n’ai que 28 ans et que peut-être qu’un jour j’aimerais jouer avec mes enfants dans le jardin… Ça, c’est le déclic. Je suis un fan de foot, dans tous ses aspects, je suis tout, je regarde tout, mais il n’y a pas que ça dans la vie, et donc la décision est assez facile à prendre.


« Je reprends mes études, ça me fait un bien fou. J’ai des journées plus remplies, mais ça ne m’empêche pas de progresser au foot. Même lorsqu’on joue à Bâle ou YB le week-end, parfois le lundi je vais à l’Université. »


As-tu bénéficié d’un suivi psychologique avec le SLO, en plus de ce gros suivi physique ?

Il n’y a rien eu de mis en place, avec un coach mental par exemple, c’était plus du relationnel, des contacts simples, honnêtes, avec le staff. Un staff que j’ai beaucoup aimé : Andrea Binotto, Marcos Carballo, Alexandre Badibanga, David Reymond; et puis au sein de l’équipe aussi. Des bons mecs, un bon groupe, ça m’a fait du bien. Je n’ai pas mis quelque chose de spécifique en place.

Tu ne regrettes donc pas du tout ta décision ?

Non, c’était clairement la bonne décision. Je parlais de perspectives, de rejouer un jour en Super League… Mais avec un genou dans cet état, je ne suis pas sûr que j’aurais passé la visite médicale en cas de transfert. D’un point de vue sportif comme sur le plan social ou le long terme humain, c’était la bonne décision à prendre dans tous les cas.

Il est vrai qu’en t’écoutant en parler, on a l’impression que c’est une décision mûrement réfléchie.

En 2020, je suis en paix avec moi-même par rapport à cette décision. Je la prend assez froidement, tout en sachant que je suis épaulé, entouré, j’ai une famille, des proches qui sont là pour moi. Par contre en 2018, à ce moment-là il y a toutes les larmes qui … Je ne suis pas quelqu’un de sensible, je ne pleure quasiment jamais, mais là y’a toutes les larmes de mon corps qui avaient coulé. En 2020 j’étais bien, c’était mûrement réfléchi et je n’ai pas de problème avec ça.

Désormais, tu travailles au sein de l’ASF (Association Suisse de Football), à la tête de la Première Ligue. Avec cette expérience-là, des choses sont-elles mises en place par l’ASF plus particulièrement pour ces joueurs qui ont des soucis de santé ou des arrêts de carrière prématurés ?

Non, pas spécialement. Après il faut dissocier les choses. Je travaille à la Première Ligue, une des trois sections de l’ASF, on a un rôle organisationnel. En Suisse il existe un syndicat des joueurs professionnels, qui propose des formations à suivre en parallèle d’une carrière. Il doit exister aussi des coachs mentaux, mais cela reste propre à chacun ou aux clubs de mettre ça en place.


« En 2020, je suis en paix avec moi-même par rapport à cette décision. Je la prend assez froidement, tout en sachant que je suis épaulé, entouré, j’ai une famille, des proches qui sont là pour moi. »


Tu arrêtes ta carrière en mars 2020, tu prends ton poste à l’ASF en février 2021. Que fais-tu pendant un an ?

Avec le Covid, la période est assez incertaine pour tout le monde. Les postes dans le sport ne sont pas légion, tout le monde veut bosser dans le sport, tout le monde adore ça ! À ce moment-là, je suis à l’affût des offres qui se présentent. J’ai ma routine tous les matins, je bois mon café, je check les postes en ligne publiés, je fais ça pendant 8 à 10 mois. Et puis j’ai un profil singulier, j’ai un master en management du sport, j’ai fait des études universitaires, plus joueur de football de Super League. Malgré tout, je n’ai pas une énorme expérience non plus. J’avais un profil intéressant, mais il y en avait des meilleurs, donc c’était compliqué de trouver un poste. Finalement, en septembre 2020, je vois l’offre de job à la Première Ligue, je fais le processus normal, les 3 tours, ça se passe bien, et je commence en février 2021.

Y a-t-il des avantages à avoir un joueur professionnel ayant fait une carrière universitaire en parallèle ?

Il faudrait demander à mes supérieurs (rires) ! Je pense que le fait d’avoir baigné dans le foot depuis tout petit est un élément prépondérant. Le fait aussi qu’il y ait peu de romands à l’ASF et que je parle suisse-allemand ont sûrement aidé aussi.

Tu te vois rester longtemps à l’ASF ?

Franchement ça me plaît. Après je n’ai jamais caché non plus qu’à moyen terme, je me vois bosser dans un club, dans une direction sportive. J’ai envie de me rapprocher un peu du terrain. Pour l’instant mon job actuel me plaît vraiment, on vient de commencer la saison 2023-24, on est en plein dedans, on verra la suite !

Surtout dans la direction donc ? Pas forcément sur le banc de touche ?

Je vais me former, faire mes diplômes d’entraîneur en parallèle, je pense que c’est un plus. Surtout, si je veux bosser dans une direction sportive un jour, c’est une façon de légitimer aussi ma nomination. Je ne veux pas me reposer sur le fait d’avoir été joueur, il faut dissocier le fait d’être joueur et d’être entraîneur, il y a beaucoup de choses qui diffèrent dans la pédagogie, dans la méthodologie d’entraînement. Si un jour je veux intégrer une direction sportive et avoir un dialogue avec mon coach, le directeur de la formation, il faut avoir du répondant, savoir de quoi on parle.

(Source : lfm.ch)

Pour revenir sur le volet physique et psychologique, si tu venais à occuper un poste dans un club, t’entourerais-tu plus volontiers de médecins ou de psychologues pour suivre les joueurs dans leur progression, pour les accompagner et les conseiller ?

Bien sûr ! Dans l’idéal, j’aimerais beaucoup. Mais tout est une question de budget, de la dimension du club. Si on parle d’un club de Challenge League ou de Super League, évidemment j’aimerais pouvoir compter sur un staff aussi étoffé que possible, avec un département médical qui peut compter toutes les compétences qu’on peut avoir : coach mental, psychologue ; des personnes importantes dans l’accompagnement d’un joueur. Surtout au vu des thèmes actuels : on parle beaucoup de dépression chez les joueurs de football, ça s’est démocratisé, on s’est ouvert sur le sujet.

Enfin, tu travailles également chez Blue Sport. Qu’est-ce qui t’a poussé à devenir consultant ?

Durant ma carrière, j’ai souvent entretenu de très bons rapports avec les journalistes. Deux ou trois collègues actuels me disaient à l’époque où j’étais encore joueur qu’ils me préparaient le terrain, que le jour où j’arrêtais ma carrière ils me garderaient une petite place chez eux. Moi, ça m’était resté dans un coin de la tête. J’ai baigné dans l’ambiance Canal + de l’époque, je suis tellement passionné de foot, je regarde tout, je lis tout, je m’intéresse à toutes ses dimensions. À l’époque où je jouais à Bienne, je pouvais regarder des matchs de football tous les jours, du lundi au dimanche.

Une fois de plus, ça doit être interessant pour Blue Sport d’avoir un joueur de football qui a eu une carrière, une formation, et qui s’intéresse autant à son sport …

C’est comme ça que je conçois cette fonction-là. En France comme en Suisse, tu as des consultants qui se reposent sur leur nom, sur leur grande carrière. Il n’y a plus de travail préparatoire supplémentaire. Moi j’ai besoin de sentir la passion chez le consultant. J’ai besoin de savoir que le mec est capable de me dire qui joue latéral gauche à Burnley par exemple. Tu dois apporter une plus-value. En 2023, c’est trop facile d’avoir un nom, d’avoir joué une Coupe du Monde ou la Champions League, et de se reposer sur cela. Certains aiment ça voir des grands noms à l’écran, moi j’aime voir de la compétence. Et j’essaye, en toute humilité, de préparer mes matchs comme je peux, et d’amener de la compétence, de la passion aussi. Je m’orienterais plus vers un Mathieu Bodmer comme référence, comme exemple, quelqu’un qui bouffe du foot à longueur de journée, qui est passionnant.

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