Le journaliste Jérôme Latta, cofondateur des Cahiers du football, revient sur trois décennies de bouleversements et de révolution dans le football. Dans son livre « Ce que le football est devenu » (Éditions Divergences), fruit de 25 ans de réflexion, il livre des clés de compréhension de ces changements en mêlant analyse critique, faits historiques et économie. Entretien.


La libéralisation du football, c’est une thématique régulièrement abordée dans les Cahiers du Football.  À quel moment vous décidez d’en faire un livre ?

Ce sont des thématiques que j’ai suivi depuis la création des Cahiers du foot fin 1997 parce qu’elles sont apparues très vite. On était en plein tournant des années 1990. On voyait l’économie du football évoluer très vite et on voyait déjà dans quelle direction. Ça faisait quelques années que je ressentais l’envie de faire un livre. J’avais l’idée notamment de mettre un peu en perspective dans un seul ouvrage tout ce que j’avais pu aborder, mais article après article, c’est à dire sous l’angle de fait d’actualité, donc de manière forcément un peu fractionnée. Un livre c’était l’occasion de synthétiser tout ça et justement avec l’objectif de relier entre elles toutes les évolutions du football au cours de ces 30 années. Et c’est justement parce que ça a été peu fait à mon sens alors que ces évolutions, elles ont toutes convergé un petit peu dans le même sens.

Pourquoi se concentrer sur les trois dernières décennies uniquement ? 

C’est important de souligner que les dates ou les périodes sont un peu conventionnelles. C’est-à-dire que tout ne change pas du jour au lendemain. On date souvent la transformation du football de 1995 avec l’arrêt Bosman. Moi, je trouve que 1992 a aussi une portée symbolique importante avec les créations de la Premier League et de la Ligue des Champions. Mais il faut bien garder à l’esprit que toutes ces évolutions trouvent leur origine auparavant, parfois plusieurs décennies plus tôt même. Mais au cours des années 1990, il y a vraiment une accélération très forte, d’une part en raison de la croissance très spectaculaire de l’économie du football sous l’impulsion de l’inflation des droits TV et d’autre part d’une répartition de plus en plus inégalitaire des ressources économiques et sportives.

La libéralisation du football, c’est un phénomène que l’on observe uniquement à l’échelle européenne ? 

Mon livre s’intéresse principalement au football européen parce que ça a été le football pionnier de cette croissance économique, que c’est le football le plus riche au monde et donc c’est là où on observe les phénomènes que je décris, c’est là ou ils sont les plus prononcés. Mais dans le même temps, ces évolutions sont allées de pair avec la mondialisation du football, de l’industrie du football. Avec son développement sur des continents où il était relativement peu présent auparavant, c’est-à-dire essentiellement l’Amérique du Nord et l’Asie. On peut pas isoler complètement le cas de l’Europe du reste du monde y compris dans le caractère complètement central et dominant du football européen, qui a eu une influence mondiale, notamment sur le marché des footballeurs puisque la plupart des meilleurs joueurs ont tendance à rejoindre un club européen, quel que soit leur continent d’origine. Enfin, les évolutions du football, concernent également la FIFA qui incarne beaucoup de ces dérives, notamment au travers de l’évolution de la Coupe du monde dont l’actualité nous donne encore des exemples.


« Les conditions d’un véritable changement ou une réforme de l’économie du football et de ses compétitions sont pas à l’ordre du jour »


Est-ce qu’on a touché le fond ou est-ce qu’on peut encore creuser ? 

J’ai l’impression que la fuite en avant n’est pas terminée. On le voit justement avec le gigantisme toujours plus important de la Coupe du monde, avec la croissance des droits TV qui se poursuit même si on peut observer que ces derniers semblent avoir atteint un plateau dans plusieurs championnats européens. Ces évolutions ont connu un coup d’arrêt symbolique avec le fiasco du lancement de la Super League en avril 2021.  Mais on n’a pas de signe vraiment probant d’un ralentissement voire d’un coup d’arrêt et encore moins d’un retour à plus de raison aujourd’hui. C’est à dire que tout ce qui a été subitement et très tardivement constaté au moment du lancement de la de la Super League, indique une prise de conscience mais on voit que les conditions d’un véritable changement ou une réforme de l’économie du football et de ses compétitions sont pas à l’ordre du jour. Donc, il y a peut-être un ralentissement, il y a plus de questions qui sont posées, il y a plus de critiques qui sont émises mais il y a pas de remise en cause profonde du modèle élitiste inégalitariste qui sous-tend le fonctionnement du football actuel.

Pourquoi les médias ne sont-ils pas plus emparés de ce sujet ?

C’est une très bonne question et un vaste problème. On peut effectivement s’interroger sur une passivité qui s’apparente à de la complicité tellement ces évolutions étaient évidentes. Elles ont été sous le nez de tout le monde mais elles n’ont pas été véritablement commentées, analysées et encore moins critiquées. Alors il y a des raisons un peu structurelles. Il y a le fait que la presse sportive s’inscrit plutôt dans un registre de célébration de l’exploit sportif, d’apologie du sport et des sportifs. Donc elle a du mal à avoir une distance critique, il y a également peu de culture de l’investigation et peu de culture critique politique. En généralisant un peu, il y a aussi un penchant conservateur. Il y a aussi le fait que l’actualité du football soit multquotidienne ce qui rend plus difficile la prise de recul pour analyser les évolutions de long terme. Une fois qu’on a dit ça, on arrive quand même pas à s’expliquer pourquoi – ce que j’appelle une révolution – aussi majeur a été aussi peu médiatisée en réalité n’a même pas été nommé. Donc oui, c’est une question qui reste ouverte.

Je pense que si on fait les constats que je fais dans mon livre qui font consensus chez tous ceux qui ont analysé la question aussi bien les économistes du sport, les cabinets spécialisés comme Deloitte ou KPMG. Aussi bien le constat de l’accroissement des inégalités économiques et sportives que leurs caractères problématiques.  Mais si on regarde frontalement tous ces constats, on va forcément se retrouver embarrassés de continuer de célébrer ce football. C’est là où on retrouve un autre élément structurel dans le rapport des médias sportifs à leur objet, c’est la nécessité pour eux de vendre le produit football parce que la croissance, la prospérité de ce football, sa visibilité médiatique, sa place dans la société leur profite. 

D’où cet embarras ou cette difficulté à continuer à médiatiser, célébrer ce football et en même temps à porter un regard critique qui sera forcément désenchanteur et soulèvera des problèmes de nature éthique ou morale. Parce que les dérives élitistes du football sont très contradictoires avec des valeurs fondamentales du sport, que sont l’équité des compétitions, l’intégrité, le respect d’une certaine concurrence sportive, et même le respect de l’incertitude sportive. C’est un sujet qui est par nature problématique pour les médias sportifs.

Les transformations du football ne sont-elles pas le reflet de notre société ?

C’est l’enrichissement des plus riches et l’accroissement des inégalités. Le parallèle est évident entre les évolutions du football et les évolutions politiques idéologiques de la société dans son ensemble. La différence, c’est que dans la société, il y a quand même, des résistances, des oppositions au néolibéralisme dans l’espace public et politique. Alors que dans le football ces oppositions sont très marginales. Ce sont essentiellement les supporters, les ultras qui l’incarnent. On a vu à quel point la libéralisation du football s’est déroulée sans rencontrer de résistance ou d’opposition très consistante.

Cette révolution libérale n’est-elle pas entretenue par les joueurs eux-mêmes ? 

Les joueurs sont les grands bénéficiaires de la croissance de l’économie du football, parce que c’est une industrie où la quasi-totalité des ressources sont investies, voire englouties, dans les transferts et la rémunération des joueurs. Donc, ils en ont été les grands gagnants même s’il faut souligner qu’ils n’ont pas tous été gagnants dans les mêmes proportions. C’est à dire que les meilleurs joueurs, les stars, captent les salaires les plus élevés sur un marché du travail qui est très segmenté. On a tendance à se scandaliser des montants de transfert ou des rémunérations mais les salaires les plus élevés concernent une minorité de footballeurs. Globalement, les joueurs ont été les grands gagnants de cette transformation, ce qui rend plus difficile de leur part la critique de ce modèle là. Ce n’est pas forcément leur rôle non plus. En revanche, on entend de plus en plus de voix s’élever contre l’augmentation du nombre de matchs par saison et par les charges physiques et mentales qui deviennent insoutenables pour beaucoup d’entre eux. Récemment, il y avait Virgil van Dijk et Aurélien Tchouaméni qui s’inquiétaient du nombre de matchs qu’ils ont à disputer. Raphaël Varane avait expliqué qu’il prenait sa retraite internationale parce que la charge mentale et physique devenait insupportable pour lui.

Donc les joueurs expriment des critiques sur des aspects qui les concernent directement, en particulier les cadences auxquelles ils sont soumises et qui résultent directement de la volonté de quasiment tous les acteurs du foot d’avoir de plus en plus de revenus en multipliant le nombre de compétitions quel qu’en soit le coût pour les joueurs et même les risques de saturation pour les téléspectateurs qui sont soumis à un bombardement de football constant.

Les médias spécialisés sont eux aussi un peu pris dans l’engrenage de cette libération du foot. Pour prendre l’exemple du Ballon d’Or. Il est décerné par France Football même si le vainqueur ne reçoit pas directement d’argent de la part du magazine, il y a certains joueurs qui auraient pu inclure dans leur contrat des primes à la victoire au Ballon d’or… 

C’est un des symptômes assez frappant des transformations récentes du football : l’individualisation des performances au travers des trophées individuels qui prennent de plus en plus d’importance, ainsi que les statistiques individuelles. On a assisté également à une starification des meilleurs joueurs. Il y a toujours eu des joueurs stars dans l’histoire du football. Mais ça s’est accentué, dans la mesure où des joueurs comme Cristiano Ronaldo ou Messi deviennent des entreprises à part entière, des multinationales qui vont parfois être plus connus ou plus suivis que les clubs dans lesquels ils évoluent. Cette tendance à l’individualisation du regard porté sur ce qui est quand même un sport collectif, c’est assez frappant et c’est un des autres bénéfices enregistrés par les joueurs, c’est peut-être pas le symptôme le plus grave des évolutions mais c’est vrai que c’est assez significatif.

À propos de votre livre, on lit des choses comme « encore un livre de football qui parle pas de football », est-ce que ça aussi ça ne fait pas partie du problème, le fait que des gens pensent que le football, c’est uniquement le jeu ? 

C’est marrant parce que c’est un reproche qu’on a entendu très tôt contre les Cahiers du Football car on essayait de problématiser et d’aborder des thèmes qui ne le sont pas spontanément dans les médias spécialisés. Peut-être que cette attitude témoigne de la transformation du football, en divertissement et en industrie du divertissement. Moi, je pense qu’il y a une sorte de glissement d’un paradigme à un autre, d’un régime à un autre, c’est à dire celui d’un sport de compétition vers celui d’un sport spectacle. Et donc un divertissement, on a envie de s’y adonner, pas forcément d’avoir un regard critique sur lui. Si on a une conscience un peu trop précise de tout ce qui sous-tend le football actuel, ça va être désenchanteur, ça va un peu gâcher le plaisir. On a une illustration de ça dans tous les dilemmes et les contradictions qu’a soulevé la Coupe du Monde 2022, où il y avait un sentiment de malaise, chez beaucoup d’amateurs de football – et j’en fait partie – qui n’ont quand même pas pu s’empêcher de suivre ce Mondial, d’y prendre du plaisir, d’être excité. C’est vrai que ce statut de divertissement mondialisé, très séduisant nuit au développement d’un regard critique.

Peut-on encore aimer le football ?

Ça devient ça devient compliqué quand on a cette lucidité vis-à-vis d’évolution qui sont directement contradictoires avec une grande partie de l’esprit sportif et des valeurs qu’on continue de revendiquer pour le football et le sport en général. Mais on est bien obligé de faire le constat que le football contemporain garde toute la puissance de séduction du football. Le football dispose d’une puissance de séduction éternelle parce que c’est un jeu formidable avec de très grands joueurs concentrés dans des très grandes équipes. Ils sont susceptibles de conquérir et de séduire et enchanter un très vaste public. Là aussi, c’est un peu le grand écart entre cette puissance de séduction et les problèmes soulevés par ce qui a conduit au football actuel.


« Le modèle de socios est très séduisant en principe, mais on voit bien qu’en Espagne, ça n’a pas empêché le FC Barcelone et le Real Madrid d’être parmi les instigateurs de la Super League privée et de participer directement à la dérive élitiste du football »


Le modèle de l’actionnariat populaire, c’est quelque chose qu’on peut transposer au football français ?

Cela étant c’est très intéressant de discuter de nouvelles formes de gouvernance que peuvent représenter l’actionnariat populaire ou les modèles de société coopératives comme les SCIC (société coopérative d’intérêt collectif, ndlr). C’est ce qui a été adopté au SC Bastia pour sauver le club. Mais ce sont des modèles quand même difficilement compatibles avec les exigences économiques du plus haut niveau. Quand on est dans l’élite, il faut avoir une surface financière suffisante que ne permet pas d’atteindre un modèle coopératif ou un modèle d’actionnariat populaire exclusif.

En revanche, ce qui semble un enjeu majeur pour l’avenir et permettrait de limiter les évolutions les plus critiques, c’est  d’assurer une meilleure représentation des publics du football dans la gouvernance des instances sportives et des clubs. À la fois des supporters dont les ultras évidemment, les spectateurs qui vont au stade,  mais aussi les téléspectateurs, les amateurs de football et puis on peut ajouter les pratiquants, les licenciés dans tous les pays. Ça donnerait des chances de limiter les dérives et notamment celles qui touchent certains clubs dont les supporters se sentent complètement dépossédés de leur propre club parce qu’il est aux mains de d’investisseurs cyniques qui vont parfois faire n’importe quoi, ou qui vont, comme on constate dans le cadre de la multipropriété des clubs, mettre leur équipe au service d’une équipe plus puissante et plus riche. Jusqu’à présent l’objectif a quand même été de limiter les supporters et passionnés de football à leur statut de consommateur et l’enjeu c’est précisément de les arracher de ce statut pour en faire des acteurs qui auront voix au chapitre. 

Comment inclure les supporters sans en faire de simples consommateurs ? 

Ça peut passer par l’actionnariat populaire, ou au moins par une part de capital qui peut leur être réservée au club. Même sans entrer au capital, ils peuvent être représentés dans les instances gouvernantes. Il y a de plus en plus de clubs qui le font. 

Il faut aussi qu’il y ait un dialogue plus consistant et que les dirigeants des clubs acceptent d’entendre leurs supporters y compris les critiques qu’ils peuvent émettre. Après, il y a aussi des modèles concrets qui fonctionnent très bien comme en Allemagne, avec une règle comme le 50+1 qui interdit à un investisseur privé de détenir la majorité des actions d’un club. Ça permet de préserver son ancrage local et de bien signifier son rôle dans le tissu social des villes, des régions où se trouvent ces clubs. Ce sont des garde-fous qui sont assez efficaces.  

Il y a aussi des expériences plus extrêmes. Des supporters qui refondent des clubs parce qu’ils sont écœurés par ce que devient leur club de cœur, comme le FC United of Manchester. Des supporters de Manchester United ont décidé de refonder un club de zéro, de le reconstruire  de gravir les échelons sportifs petit à petit, tout en respectant les valeurs locales, l’insertion dans le territoire et la participation des supporters, qui peuvent se sentir très fréquemment exclus de leur propre club, avoir un sentiment de dépossession. Surtout quand leur club devient une sorte de multinationale, de marque mondiale aux mains de propriétaires invisibles qui réside dans des paradis fiscaux.

Vous espérez amener une prise de conscience avec ce livre ? 

Je ne pense pas qu’un livre suffise. C’est ma modeste contribution à l’instauration d’un vrai débat sur les évolutions du football. Il faudrait déjà que tous les acteurs aient pleinement conscience de ces évolutions et de leurs conséquences.  Ensuite, qu’on commence à parler des problèmes que ça soulève et des moyens d’y remédier. Il y a notamment, je pense, un débat crucial à avoir au niveau de l’Union Européenne sur la spécificité des activités sportives, qu’il faudrait défendre comme l’exception culturelle et sur la nécessité de réguler l’économie du football en particulier européen pour limiter les écarts de puissance économique, pour restaurer de l’incertitude et de la justice sportive. Parce que là, on est dans une situation très critique à cet égard.

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