Acteurs essentiels du monde du football au même titre que les joueurs, les clubs ou les entraîneurs, les groupes de supporters ne sont, eux non plus, pas en reste lorsqu’il s’agit de prendre position politiquement. De Marseille au Caire, en passant par Livourne, Istanbul ou encore le quartier de Vallecas à Madrid, les supporters, notamment “Ultras”, sont devenus des figures de l’engagement politique. Quand les institutions préfèrent rester “apolitiques” ou discrètes, ces Ultras choisissent de dénoncer et de livrer bataille.

Les clichés ont la peau dure. Dans la société française, et notamment chez la bourgeoisie, le supporter de football est souvent perçu comme un homme, la plupart du temps vulgaire, aveuglé par l’amour qu’il porte pour son équipe et dans l’incapacité d’un discours raisonné. Un homme, avachi sur son canapé, une bière à la main et des parts de pizzas posées sur la table devant lui. Il est surtout, toujours selon cette même perception, misogyne, homophobe, et un peu raciste sur les bords. Il représente dans l’esprit collectif l’image du “beauf”, selon un vocable élitiste. Il est ce “Français moyen” qui habiterait à la campagne et à qui les politiques, de gauche comme de droite, essayent de plaire en parlant pâté de porc, pinard et bagnoles.

A rebours de ces considérations tronquées, le développement de la culture “ultra” dans la deuxième moitié du XXe siècle témoigne, entre autres, de la politisation du supportérisme. L’Histoire récente ne manque pas d’exemples démontrant cet engagement. La fronde massive qu’a rencontré le projet de Super League était en grande partie fondée en opposition à la confiscation du sport le plus populaire par une élite financière. Un combat éminemment politique. Plus encore, l’apparition de groupes de supporters ouvertement politisés va à l’encontre du portrait méprisant qui était celui décrit plus haut. Dans le quartier ouvrier de Vallecas, à Madrid, le groupe ultra le plus important du Rayo Vallecano ne souffre d’aucune ambiguïté. Ceux que l’on surnomme Les Bukaneros affichent clairement leurs idées : ils sont antifascistes, contre le football business, pour une solidarité de classe et une partie d’entre eux milite d’ailleurs pour le rétablissement de la République en Espagne. Des opinions qui les poussent parfois à l’opposition frontale vis-à-vis de Raúl Martin Presa, le président du Rayo qu’ils jugent trop capitaliste et à qui ils reprochent, entre autres, l’invitation au stade de Santiago Abscal et Rocío Monasterio, respectivement président du parti d’extrême-droite VOX et candidate à la mairie de Madrid pour ce même parti.

Une banderole déployée par les Bukaneros sur laquelle on peut lire : “Lutte ouvrière en grève contre le capital”. (Source : publico.es)

UNE NOUVELLE FORME D’ENGAGEMENT

Ce type d’engagement politique via le supportérisme fascine depuis plusieurs années bon nombre d’universitaires qui cherchent à déterminer tant les valeurs prônées par ces groupes de supporters, que les structures de ces derniers ou encore leurs modes d’action. C’est le cas de l’ethnologue français Christian Bromberger, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille. Dans son enquête intitulée Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, il s’intéresse à ce qu’il appelle les « itinéraires de la passion partisane ». Autrement dit, les facteurs expliquant que tel ou tel individu décide de supporter telle ou telle équipe. De même qu’elle est un facteur très important au niveau du vote, la famille joue ici un rôle primordial. Le chercheur explique cette importance : « Oui, les ‘mon père votait comme ça, il supportait telle équipe donc je suis allé au stade avec lui et j’ai repris ses idées politiques’, c’est quelque chose que l’on entend assez fréquemment ». Plus que les origines sociales, bien que celles-ci puissent se confondre avec le choix familial. Par exemple, si mon père était ouvrier et avait donc plus de chances de voter communiste, les origines sociales jouent un rôle similaire aux origines familiales. « C’est, en général, plutôt par la famille », que se transmet la passion pour un club selon lui.

Cette transmission familiale dresse un premier parallèle entre l’engagement politique et le supportérisme dans le football. Un comparatif entre militantisme et supportérisme est-il possible ? C’est en tout cas ce que pense le sociologue et maître-chercheur à l’université de Caen-Normandie Ludovic Lestrelin. Dans son article paru en 2015 et intitulé De l’avantage de comparer les carrières supportéristes à des carrières militantes, il met en lumière les similitudes entre les deux formes d’action collective, notamment en ce qui concerne le poids joué par les contraintes structurelles mais également les trajectoires biographiques des participants.

Plus généralement, il plaide pour une documentation plus aboutie, au niveau universitaire, quant aux parcours et aux pratiques des supporters de football. Cette recherche aurait, selon lui, comme bénéfice de « savoir dans quelle mesure le supportérisme peut être envisagé comme une forme de militantisme et de participation politique pour une partie de la jeunesse européenne ». Là est sans doute tout l’enjeu. Alors que l’on nous dépeint régulièrement la jeunesse – et plus généralement la société française – comme lassée du politique, et dont l’abstentionnisme croissant aux élections serait un symbole majeur, la participation active de cette jeunesse au sein des groupes de supporters ne témoignerait-elle pas d’une nouvelle forme de l’engagement politique ? Christian Bromberger partage cette idée selon laquelle l’engagement dans un groupe de supporters est une nouvelle manière de faire de la politique : « Si je prends l’exemple de Marseille, auparavant les structures d’accueil pour les jeunes c’était soit les Jeunesses communistes, soit la paroisse. Mais toutes deux se sont diluées et ont abouties au fait qu’une partie de la jeunesse populaire se retrouve dans des associations de supporters”. Des groupes au sein desquels ils expérimentent “ce que peut être une vie politique normale ou habituelle », précise-t-il.

Chorégraphie aux couleurs du communisme réalisée par les ultras de l’US Livorno (Source : planetaempoli.it)

TROIS TYPES DE POLITISATION

La question se pose d’autant plus lorsque des expériences témoignent d’une certaine politisation des tribunes. Dans La politisation des supporters de football et leur engagement dans l’espace public, Jean-François Polo distingue trois types de politisation pour les supporters de football. La première politisation consiste en un soutien simple et explicite à une idéologie ou un parti politique. C’est par exemple le cas des Ultras de l’Unione Sportiva Livorno, en Italie, ouvertement communistes. La deuxième est une politisation « au travers de la revendication d’une appartenance identitaire ». Sur ce point, les supporters du FC Barcelone qui sont ultra-majoritairement favorables à l’indépendance de la Catalogne est un exemple criant. Enfin, la troisième est une politisation « catégorielle » qui vise à la prise en compte, par des dirigeants sportifs ou politiques, de problématiques liées au supportérisme. Les nombreuses manifestations de colère, par les groupes ultras français, vis-à-vis des interdictions de déplacements ou quant à l’interdiction des fumigènes, constituent, en ce sens, une démonstration de cette politisation.

Cette distinction entre les trois politisations n’empêchent pour autant pas certains exemples de constituer un mélange de ces dernières. Le cas des hooligans parisiens installés, dans les années 80, au sein de la tribune Boulogne du Parc des Princes témoigne ainsi d’un mélange entre le soutien à une idéologie politique, étant donné la complicité significative qu’avait ce groupe avec l’extrême-droite française, mais aussi d’un identitarisme prononcé puisque les membres de ce groupe revendiquaient le fait d’être tous blancs, de ne laisser entrer que des blancs dans leur espace, et dont la xénophobie laissait peu de place au doute. A l’inverse, les groupes de supporters du PAOK, à Thessalonique, ont insisté sur leur identité constantinopolitaine pour soutenir des revendications politiques, d’une part, mais aussi liées au supportérisme, d’autre part, notamment en ce qui concerne l’aménagement territorial de la ville et l’emplacement du stade de leur équipe dans un contexte de recomposition démographique.

Ce dernier exemple témoigne particulièrement de la faculté des supporters à s’engager lors de périodes de grands bouleversements. Christian Bromberger ne dit pas autre chose : « Quand il y a un désordre dans la société civile, ou dans l’Etat, il peut y avoir une action des supporters qui est plus décisive ». Si les exemples ne manquent pas, la mobilisation des Ultras au Caire en 2011 illustre bien ce constat. Depuis leur création en 2007, les groupes ultras des clubs d’Al-Ahly et de Zamalek n’ont cessé de s’opposer au pouvoir d’Hosni Moubarak et à la répression policière qui sévissait alors, tout en réclamant plus de libertés pour le peuple égyptien. En janvier 2011, des manifestations d’ampleur se déroulent dans le pays dans la continuité du soulèvement en Tunisie, un mois auparavant. Lors de ces manifestations, les Ultras occupent un rôle crucial : ayant l’habitude de l’organisation d’actions collective et des affrontements avec la police, ils sont les figures de proue de l’opposition au pouvoir. Une opposition qu’ils continueront d’afficher y compris après l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir. Cette histoire est d’ailleurs au cœur du formidable web-documentaire d’Ana Gressier et Julien Rieffel baptisé “Martyrs, le destin des Ultras du Caire”. En résistant à un pouvoir en place, les supporters portent des revendications politiques. Face à un bouleversement majeur de la vie politique du pays comme peut l’avoir été la révolution égyptienne de 2011, les Ultras du Caire se sont engagés et sont devenus de véritables acteurs politiques.

LA SCÈNE D’UN RAPPORT DE FORCE

Pour les Ultras du Caire, cet engagement a d’abord commencé dans le temple du football, le lieu de réunion des supporters, l’endroit où l’on voudrait passer tous ces dimanches : le stade. Avant toute considération politique, le stade de football joue un rôle social, et notamment de brassage culturel. C’est ce que détaille Christian Bromberger : « Maintenant le stade est l’un des rares lieux de brassage. On ne fait que se croiser aujourd’hui, alors que là où une société fait corps c’est lors d’un grand match. Et ça se concrétise dans le stade. C’est un des rares moments d’union locale ou nationale ». Un constat auquel le sociologue et chercheur associé à l’INSEP Patrick Mignon apporte tout de même une nuance : « Globalement les stades sont des lieux de brassage, même si les statistiques ont tendance à montrer que, d’abord c’est plus masculin que féminin. Deuxièmement, il faut pas être complètement pauvre pour aller au stade. Ou alors c’est qu’on est jeune et que le budget pour les loisirs va être consacré en partie pour aller au stade ». Ce mélange culturel est parfois même au cœur de l’emplacement géographique du stade. On a déjà mentionné l’importance qu’avait l’emplacement pour les supporters du PAOK Salonique, c’est également le cas pour le Vélodrome à Marseille. Il est plus ou moins le point de rencontre de tous les quartiers de la ville. Une ville où la mobilité spatiale est très compliquée, le réseau de transports étant largement insuffisant pour couvrir tous les quartiers et permettre à chaque habitant de se déplacer. Un stade qui joue également le rôle de symbole pour toute la ville. Il n’y a qu’à voir le nombre de clips de rap tournés au Vélodrome pour comprendre son importance dans l’environnement marseillais.

Ce lieu symbole est également lieu d’engagement politique. L’exemple cairote démontrait que la contestation vis-à-vis du pouvoir prenait d’abord place dans le stade. Bien avant la rue. Puisque c’est au stade que les supporters sont le plus mis en avant, que les caméras sont braqués sur eux, c’est bien au stade que leurs engagements politiques sont les plus visibles. Dans le cas du FC Barcelone et de son rôle dans la lutte indépendantiste catalane, le Camp Nou fait office de lieu sacré. C’est, entre autres, dans ce stade que des démonstrations de force du militantisme catalan ont vu le jour et ont résonné partout dans le monde. De la même manière, c’est également au stade (en l’occurrence dans le stade adverse), que des centaines de supporters du Celtic Glasgow ont brandi, dans l’enceinte du club israélien de l’Hapoel Beer-Sheva, des drapeaux palestiniens et une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Le Celtic soutient la Palestine. Arrêter le génocide. Arrêter le sionisme ». Les mouvements ultras utilisent donc le stade comme lieu de revendication politique. Pour Nicolas Hourcade, sociologue et auteur de nombreuses publications sur les mouvements ultras, cette revendication politique est permise car la partie de football « offre l’occasion de célébrer une culture populaire, et de s’approprier un territoire, la tribune, afin d’en faire un espace quasiment autogéré et d’y développer sa propre pratique ».

L’expression “quasiment autogéré” est importante car si pareil sentiment peut être au cœur du mouvement ultra, la notion d’autorité n’est jamais très loin. C’est d’ailleurs l’une des constantes chez la plupart des groupes ultras : la rébellion face à l’autorité. A Marseille, le groupe des South Winners a notamment pris comme symbole le “Che” Guevara pour cet aspect révolutionnaire, plus que pour son idéologie politique. Un caractère rebelle qui sied à merveille à la ville comme le note Christian Bromberger : « Il y a quelque chose qui séduit, mais aussi au-delà de Marseille, dans certains quartiers de l’est parisien où dès qu’il y a un côté un peu canaille et fraudeur on aime bien s’identifier à l’OM et à Marseille ». Mais ce défi vis-à-vis de l’autorité dans l’enceinte du stade n’est pas exempt d’une forte répression.

Diego Maradona et le “Che” Guevara représentés par un tifo des South Winners (Source : Reuters)

Une répression qui se manifeste par une certaine censure, tout d’abord. Ainsi, il n’est malheureusement pas rare de voir, des banderoles confisquées dans les tribunes françaises comme à Lyon ou Paris. Tout récemment, alors que l’OM affrontait le club azéri du Qarabağ FK en UEFA Conférence League, plusieurs drapeaux arméniens, brandis dans les tribunes, ont été saisis par les stadiers et leurs détenteurs invités à quitter le stade. L’UEFA interdit les messages à visée politique dans les matchs de foot et ces déploiements de drapeaux ont été perçus comme tel alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent la région du Haut-Karabakh (région du Qarabağ FK) depuis de nombreuses années. Il arrive aussi que cette répression soit beaucoup plus perceptible physiquement. C’est le cas en Egypte, où les groupes ultras ont eu à souffrir de violences de la part des policiers mais sont également aujourd’hui qualifiés d’organisations terroristes. Enfin, il ne faut pas négliger la répression économique, plus subtile, qui a, par exemple eu lieu au Royaume-Uni pour chasser les hooligans et créer des tribunes, aujourd’hui beaucoup plus aseptisées. Le stade devient donc lieu d’engagement et de répression politique. Il est la scène d’un rapport de force politique. Une reconsidération du stade comme un lieu politique qui était au coeur de la démarche de Ludovic Lestrelin, cité plus haut.

LA POLITIQUE HORS DU STADE

Si le stade est bel et bien devenu un lieu d’engagement et de rapport de force politique. Il serait pour autant, au mieux naïf, au pire occultant, de ne penser l’engagement politique qu’au sein du stade. Christian Bromberger et Ludovic Lestrelin pointaient, plus haut, les nouvelles manières de faire de la politique au sein des groupes de supporters. De nouvelles méthodes qui peuvent exister en dehors du stade. Le second poursuit d’ailleurs sur ce thème : « Si les individus qui sont les plus investis dans ces groupes ‘s’émancipent des engagements traditionnels’, ils croisent le soutien en faveur de leur équipe avec des formes d’engagement social via l’animation de la vie de quartier, la mise en place d’actions caritatives et de solidarité, le prosélytisme régionaliste, etc ». L’engagement des groupes de supporters passe donc également par le développement de ce type d’actions collectives. Il n’est ainsi pas rare de voir, à Vallecas, à Marseille ou ailleurs, que des récoltes solidaires de denrées alimentaires soient organisées afin de redistribuer aux plus précaires, qu’un accompagnement des jeunes par ces mêmes groupes voient le jour ou tout simplement qu’une vie de quartier soit développée à l’initiative de ces associations.

Outre cet engagement social, l’engagement politique de ces groupes ultras se retrouve, lui aussi, en dehors du stade. Comme ce fut le cas en Égypte, les Ultras prennent également part aux mobilisations populaires et réclament du changement. Cette participation, en dehors du pur cadre footballistique, à la vie politique s’est notamment retrouvé dans des révoltes citoyennes telles que lors des manifestations “Euromaïdan” de 2013 en Ukraine, que les supporters du Shaktior Donetsk, pourtant présents dans une région majoritairement pro-russe, ont assez ouvertement soutenues. Autre exemple en Turquie avec les manifestations de mai 2013 à Istanbul autour du parc Gezi et de la place Taksim. Alors que le pouvoir d’Erdogan veut déraciner des arbres pour construire à la place un projet immobilier, des militants écologistes décident d’occuper les lieux le jour des travaux en signe de protestation. La violence répression qu’ils subissent de la part de la police pousse de très nombreux Turcs à aller dans la rue pour protester contre ces violences policières. Parmi eux, l’on retrouve notamment le groupe ultra très engagé des “Çarsi”, des supporters du Besiktas. Très vite les groupes ultras de Galatasaray et Fenerbache (tous deux rivaux du Besiktas) rejoignent la bataille. Les trois forces décident de s’unir pour former le projet “Istanbul United” et notamment protéger les citoyens de la police. Habitués des confrontations avec les forces de l’ordre, ils interviennent physiquement en secours à des militants et sont le symbole de cette mobilisation qui se terminera peu à peu sur un bilan de 8 morts et 8000 blessés. Là encore, comme en Egypte, la capacité d’organisation et l’expérience du combat face au bras armé du pouvoir font des ultras stambouliotes les figures de proue de la révolte populaire.

Au sujet de l’engagement politique, au-delà du stade, des supporters de football Ludovic Lestrelin conclut en détaillant : “aujourd’hui, les mobilisations des supporters de football empruntent couramment au répertoire classique de l’action collective : manifestations de rue, pétitions, prises de position dans le débat public, « grèves » des encouragements, création et développement de réseaux associatifs, lobbying, invocation de la défense des libertés publiques fondamentales, actions en justice, etc.”

Une nouvelle manière de faire de la politique donc. Parfois hors du cadre institutionnel, cet engagement politique peut passer sous les radars médiatiques mais est partie prenante de l’activité de nombreuses associations ultras. Comme les boucliers anti-émeutes de la police, les clichés ont la peau dure. Avec détermination et courage, les Ultras s’engagent pour les combattre.

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